Vous trouverez ci-dessous la note d’intention du séminaire Cinéma et innovations technologiques (CIN-6060) ayant pour sous-titre Les techniques du cinéma au défi des humanités numériques que je vais donner à l’Université de Montréal cet automne.
L’environnement médiatique dans lequel nous vivons depuis quelques années est, dans une large mesure, numérique. Nous utilisons, en effet, des outils numériques au quotidien aussi bien pour travailler, faire nos courses, converser, nous divertir, nous déplacer, etc. L’omniprésence de ces dispositifs signe leur quasi-invisibilité. Leur utilisation nous semble bien souvent naturelle.
Un tel constat vaut autant pour le domaine de la création cinématographique que pour celles et ceux qui l’étudient. En effet, le cinéma est, dans une large mesure, devenu numérique tant dans sa production, sa postproduction, sa diffusion et son archivage. De même, à l’université, il y a peu d’aspects de nos pratiques qui lui échappent. Nous utilisons régulièrement des outils numériques pour écrire, pour étudier, pour consulter des archives et des articles, pour partager les résultats de nos travaux, etc. L’hypothèse de départ de ce séminaire repose sur le fait que le constat d’une telle synchronie (entre devenir numérique du cinéma et des études cinématographiques) ne relève pas seulement de l’anecdotique. Au contraire, il nous semble intéressant d’en tester les conséquences et de voir ce que cela nous apporte sur le plan de la réflexion.
Un tel programme nécessite que l’on prenne une distance critique vis-à-vis de ce qui a, un temps, été appelé la révolution numérique du cinéma. Au contraire, nous partons de l’idée que l’avènement du numérique relève d’une transformation qu’il est bien souvent plus pertinent de considérer en termes de transformation, de reconfiguration et de continuité. Une telle mise à distance est rendue possible par l’étude des innovations techniques qui ont émaillé l’histoire du cinéma depuis ses débuts (voire même avant que le cinéma ne soit nommé ainsi). Nous étudierons donc l’histoire de techniques qui sont antérieures à l’ère du numérique. Et, nous considérerons ces dernières tout à la fois du point de vue de l’histoire des machines (l’innovation comme invention d’un dispositif technique), de l’évolution des pratiques amateurs et professionnelles (la transformation des manières de faire avec les outils), de l’analyse des discours (l’étude du rôle des faits de langage dans l’histoire de la technique).
L’apport de l’histoire des techniques sera croisé avec celui d’un domaine d’études – les humanités numériques – émergent depuis une quinzaine d’années dans le monde francophone qui s’est donné pour objet ces outils et les pratiques qui leur sont associées. Ce séminaire propose de mobiliser les acquis de ce type de travaux universitaires pour comprendre les techniques du cinéma. Nous verrons ainsi comment la manière de faire des études cinématographiques change quand on passe de dispositif de visionnement et de prise de notes analogique à des outils numériques. Nous considérerons ce que la capacité à compter des grands ensemble (aussi bien les plans d’un film que les mots d’une critique cinéphile) modifie dans nos pratiques. Nous utiliserons surtout des outils d’édition à l’ère du numérique afin de comprendre la manière dont ils transforment notre façon de communiquer les résultats de nos recherches. L’ensemble de ces pistes sera poursuivi en mobilisant prioritairement des logiciels gratuits, libres et ouverts qui ne nécessitent pas (ou peu) de littératie numérique préalable. On pense à Arclight, Celluloïd ou encore au logiciel libre de gestion de bibliothèque numérique, Omeka S. Ce choix d’outils reposant sur des techniques simples [low tech], un nombre limité de données appréhendées de manière qualitative sera mis en discussion. Des solutions propriétaires, des approches reposant sur l’étude de données massives, des logiciels plus complexes seront aussi abordés.
Cette double perspective (croiser l’histoire de la technique et les humanités numériques) est rendue possible par les travaux menés depuis près d’une dizaine d’années par les membres du partenariat international de recherche sur les techniques et technologies du cinéma TECHNÈS qui est particulièrement actif à l’Université de Montréal (il est dirigé par André Gaudreault). Ce partenariat réunit plus de soixante-dix chercheurs et chercheuses travaillant sur l’histoire de la technique, que ce soit en étudiant l’histoire d’appareillages, des pratiques liées à des dispositifs ou les discours produits à leur sujet. Vous allez être amenés à lire des travaux de chercheurs et chercheuses s’inscrivant dans chacun de ces trois domaines. Nous aurons l’opportunité de dialoguer avec Karine Abadie (Memorial University) à propos de l’analyse des discours, avec Stéphane Tralongo (Université de Lausanne) au sujet de la transformation des appareillages et Philippe Bédard (Carleton University) pour ce qui est des pratiques. Vous serez aussi amené à vous interroger sur l’intérêt de croiser ces perspectives pour mieux comprendre l’histoire de la technique.
Ce partenariat a également donné lieu à la création d’une Encyclopédie raisonnée des techniques du cinéma bilingue qui est consultable en libre accès. La conception de cette Encyclopédie relève du domaine des humanités numériques dans la mesure où il s’agit de lui donner un format adapté aux enjeux actuels de l’édition et des recherches sur la technique. Nous testerons, tout au long du semestre, les outils techniques mis en place pour créer ce site. Nous étudierons aussi des parcours thématiques créés par les membres de TECHNÈS. Nous aborderons aussi divers logiciels servant aux chercheurs et chercheuses que ce soit pour visionner des films, les annoter, compter leurs plans, compter les mots d’un ensemble d’articles. Nous dialoguerons notamment avec Marie Lavorel (Concordia) à propos des travaux actuels portant sur l’annotation audiovisuelle.
De manière générale, une place importante sera accordée à des études de cas, à des ateliers en groupe, au développement de vos travaux et à leur communication avec vos pairs.
Vous sortirez ainsi de ce séminaire avec un certain nombre de connaissances sur l’histoire de la technique, des compétences portant sur l’édition et les outils numériques, ainsi qu’une capacité à développer un point de vue critique sur les innovations technologiques au cinéma.